Loin d'être nouvelles (le « rôle » de réservoir des matières premières a été légué à l'Amérique latine par la colonisation), ces tensions se sont considérablement accrues depuis que les politiques de libéralisation initiées dans les années 1990 ont été mises en exécution et que l'avancée des projets d'extraction des matières premières et d'énergie a atteint une ampleur sans précédent : plus de la moitié du territoire péruvien attribué en concession à des entreprises minières, pétrolières, forestières et agricoles; plus de 600 projets miniers en Argentine; près de 550 000 km² cédés aux entreprises minières sur toute la longueur de la cordillère des Andes entre le Chili et l'Argentine par un traité binational; des centaines de milliers d´hectares inondés et autant de personnes déplacées par les grands barrages au Brésil; 3 millions d'hectares de soja transgénique au Paraguay et 18 millions en Argentine : ce ne sont que quelques exemples. Face à ces situations d'urgence, se livrent d'innombrables luttes contre des entreprises - étrangères, mais également nationales - et contre les Etats qui, de façon plus ou moins forcée, cautionnent les activités de ces dernières.
La plupart de ces mouvements « socio-environnementaux » - composés en grande majorité par des secteurs paysans et indigènes, mais aussi (notamment dans le cône sud) par des populations urbaines, périurbaines et néo-rurales - se consolident et agissent en alliance avec des universitaires, des juristes, des fractions progressistes de l'Eglise et certaines ONG. Ces derniers facilitent notamment l'accès à l'information - tant sur les impacts des activités extractives que sur les résistances et les rares mais possibles victoires - et aident à sa diffusion, aspects cruciaux pour l'avancée de ces luttes caractérisées par une extrême asymétrie des moyens.
Assemblée Nationale des Victimes Environnementales (ANAA) au Mexique, Assemblée Nationale Environnementale (ANA) en Equateur, Union des Assemblées Citoyennes (UAC) en Argentine, réseaux thématiques contre les mines (REMA au Mexique, Red colombiana frente a la gran minería transnacional en Colombie, CONACAMI [2] au Pérou, réseau d'action contre Vale do Rio Doce au Brésil), contre les barrages (MAB au Brésil), en défense des mangroves (C-condem et Red Manglar Internacional en Equateur et en Amérique latine), etc., sont quelques-unes des articulations nationales et régionales de ces mouvements, qui organisent des échanges d'informations, d'expériences et d'idées.
Ils dénoncent la destruction des écosystèmes, les conséquences des pollutions pour la santé, la privatisation des territoires, la déstructuration du tissu social. Ils défendent l'eau et leurs moyens de subsistance, leurs cultures et activités traditionnelles (agriculture familiale, pêche artisanale...) et construisent des formes propres de concevoir la vie en harmonie avec la nature. Si l'on peut qualifier ces mouvements d'écologistes (ce qu'eux-mêmes ne font pas nécessairement), c'est pour leur vision intégrale - écologie comme « connaissance de la maison» -, très différente de l'approche conservationniste [3] : les territoires, les écosystèmes et les cultures, que l'on retrouve au centre de ces luttes, sont indissociables. Ils se construisent et se modifient mutuellement, en façonnant les identités d'un lieu et d'un groupe humain, celles-là mêmes qui sont défendues en premier lieu face à tous ces projets prédateurs et uniformisants.
Tout en étant traversés par différentes influences politiques et idéologiques, la plupart de ces mouvements n'adhèrent pas à une seule conception du monde et ne recherchent pas d'organisation centralisée. Beaucoup d'entre eux se méfient des partis politiques et des grandes ONG, même si les interactions avec ce type d'acteurs sont souvent difficiles à éviter. Ainsi, la ANAA au Mexique se déclare « l'assemblée des communautés », où les partis sont proscrits et les ONG ne participent qu'à titre d'observateurs et la UAC en Argentine interdit aux participants d'afficher une appartenance partidaire.
En revendiquant le droit à la différence et à l'autodétermination, tout en envisageant leur vie en harmonie avec leur milieu naturel, les mouvements socio-environnementaux rejoignent une grande partie des mouvements indigènes, avec lesquels ils partagent de nombreux combats. Ensemble, ils s'opposent non seulement au système capitaliste, mais, plus largement, à l'hégémonie de l'utilitarisme productiviste. Ils questionnent aussi la conception historique de justice sociale rédistributive, pour qui la croissance de la production - et en Amérique latine cela équivaut à la croissance de l'extraction des ressources naturelles - est indispensable pour pouvoir imaginer tout type de changement social et de « développement pour tous ».
Si une partie de ces mouvements dénoncent le pillage des richesses nationales par des entreprises étrangères, certains interrogent aussi les objectifs des projets nationaux d'extraction des matières premières et de production de l'énergie en posant la question du « pour quoi et pour qui ? ». Par exemple, nous dit le MAB [4], si le Brésil continue à construire de nouveaux barrages hydroélectriques, alors que sa capacité actuelle de production d'énergie suffirait à fournir en électricité l'ensemble de la population, c'est pour alimenter les entreprises minières et les pôles industriels. D'autres démontrent que les projets extractifs n'amènent pas « le développement» promis aux populations locales et affirment que, même dans l'hypothèse d'une distribution plus juste des revenus qu'ils apportent aux Etats, un « développement » au prix de la destruction de ce qui sous-tend la vie - eau, terre, semences, etc. - n'est pas considéré souhaitable par ceux à qui on impose d'en payer les frais. D'autres encore, questionnent jusqu'à l'idée même du « développement » comme objectif viable et valable [5].
Quand bien même tous ne rompent pas avec la logique de marché, beaucoup de ces mouvements construisent des expériences alternatives, centrées sur l'autosuffisance et la souveraineté alimentaire, la construction et la revalorisation de savoirs propres, l'exercice de démocratie directe et horizontale dans l'organisation du territoire et des résistances. Toutes modestes et périphériques qu'elles puissent paraître, ces expériences sont des laboratoires de réflexion et d'action face à la complexité, voire l'impossibilité pour une « solution globale » de concilier l'objectif de développement, l'entretien de notre métabolisme social hypertrophié (qui se fait toujours au détriment des moins puissants) et la préservation des espaces de vie en respectant les visions de ceux qui les habitent. A ce titre, la réflexion à des articulations entre ceux qui, des deux côtés de l'Atlantique, avancent dans la construction de chemins alternatifs - comme peuvent l'être le « buen vivir » [6] ou la décroissance -, modestes et limités, certes, mais qui ne tournent pas le dos à cette complexité, est aujourd'hui essentielle.
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