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Unis pour la défense des mangroves

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Date de publication: 
Jeudi, 1 Juillet, 2010
Par: 
Anna Bednik

Mangrove en ColombieSur les bords du fleuve Muisne, les dédales des mangliers rouges et l'enchevêtrement de leurs racines aériennes hébergent encore crabes et coquillages. Mais la couverture végétale n'occupe plus qu'une frange très étroite, déchirée par endroits. Derrière, des étendues lisses de piscines d'élevage des crevettes et le bruit des machines pompant l'eau de la rivière. 5, 10, 20, 50 hectares..., ce sont des « petites et moyennes» propriétés (les « grandes » vont jusqu'à 2000 ha). Difficile aujourd'hui de continuer à vivre des mangroves à Muisne, petite île du Pacifique équatorien (Esmeraldas). En Equateur, depuis l'arrivée de l'industrie de la crevette en 1967, 70% des mangroves ont été détruites[1].

« Comme le font les entreprises minières et pétrolières, les « camaroneras» nous ont promis des emplois » - raconte Lider Gongora, président de C-condem (Coordination Nationale pour la Défense de l'Ecosystème des Mangroves), « Certes, au début, ils amènent du travail, celui de couper les mangliers. Après, c'est une autre histoire ». Les mangroves sont considérées par la législation équatorienne comme un « bien national d'utilisation publique » et leur déforestation est illégale... ce qui n'a pas empêché l' installation massive de piscines à crevettes, gérées aussi bien par des particuliers que par des entreprises nationales et étrangères. En 20 ans, l'industrie de la crevette s'est progressivement étalée sur toute la côte équatorienne. A Muisne, elle arrive en 1987, en même temps que (ou à cause de) la route.

Mangroves et « camaroneras »
Il existe 15 millions d’hectares de mangroves dans le monde (1% des forêts de la planète). Sur les côtes américaines, elles s’étendent de la Floride jusqu’au sud du Brésil (Atlantique) et de l’Equateur (Pacifique). Les mangroves sont les écosystèmes les plus productifs en biomasse du monde. Elles stabilisent les zones côtières fragiles et jouent un rôle primordial dans le cycle de reproduction de nombreuses espèces. L’industrie de la crevette provoque la déforestation des mangroves, contamine l’eau par les produits chimiques (fertilisants, antibiotiques, nettoyants, etc.), favorise la salinisation des sols. Elle met aussi en danger l’économie et le mode de vie basés sur l’exploitation artisanale de la faune des mangroves : crabes, coquillages, poissons, etc. Pour Juan José Lopez, secrétaire exécutif de la Red Manglar Internacional et membre de l’ASPROCIG (Colombie), les mangroves doivent être protégées pour ce qu’elles sont : écosystèmes extrêmement riches qui rendent possible la vie des nombreuses communautés : « Nous ne croyons pas qu’il faille protéger pour vendre, que ce soit pour le tourisme ou pour le marché de captation de carbone. La vie n’est pas là pour être commercialisée ».

Un groupe de jeunes de Muisne, proches de la théologie de libération, commence alors à recenser les élevages des crevettes (qui s'installent sans aucune consultation ni information de la population), puis à s'informer et à informer. A la recherche d'arguments scientifiques pour démontrer l'importance des mangroves, ils font appel à des universités et à des organisations écologistes. « Les entrepreneurs disaient alors que les mangroves ne servaient qu'à faire proliférer les moustiques », se souvient Lider Gongora, «à  nous, elles nous donnent de quoi manger et de quoi travailler : un hectare de mangrove, dans les conditions optimales, permet de vivre dignement à 10 familles »[2].Selon Marcelo Cotera, président de la Fondation de Défense Ecologique de Muisne (Fundecol), organisation qui regroupe les « gens des mangroves » (ramasseuses de coquillages et de crabes, pêcheurs artisanaux) créée en 1989, un hectare de mangroves produisait, avant, entre 10 et 15 tonnes d'aliments. En détruisant leur habitat, l'industrie de la crevette a déplacé beaucoup de personnes. Dans le canton de Muisne, même des cimetières ont été transformés en piscines à crevettes.

Muisne (Equateur)Muisne (Equateur)Depuis sa création, Fundecol intente des actions en justice, propose des mesures législatives (comme celle de créer des concessions communautaires: aujourd'hui, les communautés administrent 25 000 ha des 108 000 ha de mangrove restants), met en place des projets générant des alternatives pour les populations affectées (agro-écologie, écotourisme, aquaculture artisanale des coquillages...). En 1998, les activistes de la fondation commencent à détruire des piscines à crevettes pour y semer des mangliers. Ils arrivent à expulser quelques camaroneras et à reforester 1000 ha de mangrove (dont plus de la moitié sera de nouveau détruite par l'industrie). Ces actions leur vaudront répression, assassinats et procès... « Pour beaucoup de gens, détruire une piscine est un acte agressif. Pour nous, il s'agit de libérer une mangrove séquestrée par l'industrie, faire retrouver à l'eau son flux et son reflux naturels», commente Lider Gongora : « lutter contre les camaroneras n'est pas facile, le pouvoir politique de la Côte - les Mahuad, les Noboa, les Cordero - a toujours été très fort, et cela n'a pas changé avec le gouvernement de Correa. Ils ont été Présidents et Ministres et ils sont derrière l'industrie de la crevette ».

Quid du consommateur de la crevette ?
La crevette équatorienne est principalement exportée aux Etats-Unis et en Europe. Notre consommation a donc un impact direct sur les volumes de production. Les préoccupations pour l’environnement d’une partie des consommateurs du Nord offrent de nouvelles opportunités de marché : ainsi, l’organisme de certification allemand Naturland a lancé un label « bio » dénoncé par C-condem pour ne lutter en rien contre la destruction des mangroves. WWF est à l’initiative d’un label semblable pour le marché états-unien. Selon C-Condem, la crevette « écologique », celle dont la consommation n’entraîne pas d’impacts pour l’environnement, ne peut être issue que de la pêche artisanale. En savoir plus

Certes, il est difficile d'imaginer un retour en arrière à Muisne. Aujourd'hui, sur l'île, la dépendance vis-à-vis du commerce de la crevette, sinistré depuis la crise du virus de « la tâche blanche», est très forte. Mais l'expérience de Fundecol a servi à beaucoup d'autres, en Equateur, comme ailleurs. Très vite, Fundecol commence à organiser des échanges d'expériences entre communautés et villages affectés. D'autres organisations se créent et, à leur tour, reforestent et font revenir les déplacés... De ce processus naît, en 1998, une alliance nationale, C-condem, puis, en 2001, un réseau régional, la Red Manglar Internacional, qui regroupe aujourd'hui 246 organisations de base (et quelques universités) de 11 pays latino-américains. Cet espace permet aux affectés de se faire entendre, notamment devant des instances comme la Banque Mondiale, la FAO, la Convention de Ramsar, etc. Mais surtout, sa formation a été décisive pour les résistances naissantes dans d'autres pays. Par exemple, en Colombie, les pêcheurs, paysans et indigènes du Bajo Sinu (voir encadré), ont réussi, pour beaucoup grâce à l'expérience et aux connaissances de Fundecol, à arrêter l'avancée de l'industrie de la crevette dans le département de Cordoba en empêchant la construction d'un canal qui devait amener de l'eau salée à l'intérieur et saliniser leurs terres en les poussant au départ (une des nombreuses méthodes de déplacement forcé visant à « nettoyer » un territoire pour des projets « productifs »). Les mangroves de la bahía de Cispátá, l'ancien estuaire du fleuve Sinu, sont aujourd'hui impressionnantes de vitalité.

Quant à l'Equateur, la bataille n'est pas gagnée. Tout en instaurant un certain nombre d'obligations inexistantes auparavant, les décrets exécutifs 1391 et 261 (2008 et 2010) visant à « régulariser » l'industrie de la crevette, ont permis la légalisation, sous forme de concessions, des camaroneras inférieures à 50 ha pour les particuliers et inférieures à 250 hectares pour les entreprises. Pour C-condem, c'est la « légalisation de l'impunité ».

Les alternatives de l’ASPROCIG (Colombie)
L’ASPROCIG (Association de Producteurs pour le Développement Communautaire de la Ciénaga del Bajo Sinu) regroupe 34 organisations de pêcheurs, agriculteurs et indigènes du Bas Sinu (province de Cordoba, Colombie), soit au total 672 familles. La mise en fonctionnement du barrage hydroélectrique d’Urra (1999) a détruit l’économie traditionnelle des habitants de la région, dont la grande majorité tiraient leurs revenus de la pêche. De plus, le déplacement (naturel) du delta du fleuve a entraîné un processus de salinisation qui a rendu beaucoup de terres incultivables. Face à ces problèmes, les membres de l’ASPROCIG ont inventé des solutions concrètes : systèmes de canaux pour profiter des marées et augmenter le volume d’eau douce, travail sur des parcelles collectives où la pisciculture compense, un peu, la quasi-disparition des poissons du fleuve. En recherchant la souveraineté alimentaire malgré la difficulté de l’accès à la terre, ils créent des « agroécosystèmes» : petites parcelles ou « patios », dont certains ne dépassent pas les 40 m², cultivés selon les principes de l’agroécologie. Les cultures sont diversifiées, les aliments produits sont échangés entre les paysans et les excédents vendus sur le marché local via un système de commercialisation solidaire.

Par Anna Bednik. Publié dans le FAL Mag, été 2010.

   

 


[1] Les piscines à crevettes occuppent une superficie de près de 234.000 ha
[2] En comparaison, une seule famille est employée pour administrer 50 hectares dédiés à l'élevage de la crevette

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